L’ABISSA AU SERVICE DE LA COHÉSION SOCIALE ET DE LA PAIX
Dans une période extrême contemporaine marquée par des conflits et des dysfonctionnements qui troublent la quiétude des populations, le monde actuel est en quête de paix véritable et de cohésion sociale. Pourtant, au fil des siècles, de nombreuses institutions de la tradition orale africaine ont porté en filigrane ces valeurs et les ingrédients susceptibles d’assurer aux sociétés une cohésion et une paix durables. L’Abissa, fête multiséculaire que concélèbrent les sept matriclans Nzima est de celles – là. Plus que de simples réjouissances qui marquent la fin d’une année et le début d’une autre, l’Abissa est un moment de bilan, d’autocritique et surtout un vecteur essentiel de cohésion sociale et de paix. En quoi une telle institution de la tradition orale nzima s’inscrit-elle dans la dynamique de la cohésion sociale et de la paix ? Par quels mécanismes parvient- elle à se mettre au service de la paix et de la cohésion sociale? Les lignes qui suivent se chargeront de montrer des aspects de la dimension pacificatrice et cohésive de cette institution traditionnelle Nzima.



- L’ABISSA : DES PHASES D’UNE INSTITUTION TRADITIONNELLE AUX VERTUS PACIFICATRICE ET COHÉSIVE
Des exigences de pacification des rapports entre les membres de la communauté sont contenues dans les fondements mêmes du Siédou. Le Siédou, il faut le rappeler, constitue la phase inaugurale de l’Abissa. Elle consiste en la mise en retraite du tambour sacré ou Edo-Ngbolé. C’est au cours de cette retraite que l’Edo-Ngbolé sert de médiateur entre le monde sensible et le monde suprasensible, entre le monde visible et le monde invisible. Cette phase instaure les prémices d’une préparation des cœurs de toutes les couches sociales aux idéaux de paix et de cohésion. En effet, la retraite du tambour sacré constitue une invitation individuelle au recueillement, à la méditation sur soi et sur ses rapports avec les autres.
L’occasion est offerte à chaque Nzima de passer au crible de la critique interne les actes posés dans l’année qui s’achève afin d’entreprendre les démarches idoines pour réparer les torts et autres manquements causés aux membres de la communauté. Il ressort que le Siédou, par sa vocation à faire prévaloir la réflexion sur soi et sur la société, par l’invitation à la méditation et au règlement des désaccords inhérents aux membres de la communauté, se positionne comme un facteur primordial de rapprochement et de solidarité entre les différents matriclans nzima. En procédant de la sorte, le Siédou, phase indispensable de l’Abissa, permet aux Nzima de consolider les liens familiaux et amicaux entre les différentes composantes du peuple avant leur parade commune dans les manifestations publiques de l’Abissa ou « Gouazo ».
Phase non moins importante de l’Abissa également, le Gouazo ou les manifestations publiques se déroulent sur la place de l’Abissa. Espace consacré, la place de l’Abissa constitue un symbole fort de l’union et de la cohésion des Nzima. Toutes les énergies y convergent puisque les Nzima, venus de tout azimut s’y retrouvent pour former un seul corps et traduire une même aspiration : vivre heureux ensemble et en paix. C’est justement au cours de cette phase que s’exécute la critique sociale.
En fait, la critique sociale est une expression de la reprise de la souveraineté du peuple par le peuple lui-même. En d’autres termes, le peuple reprend à ses dirigeants, à ses autorités la souveraineté qui lui appartient mais qu’il a bien voulu leur confier et la donne à ceux qui exécutent la critique. Ainsi, à travers les chansonniers, le peuple s’exprime et s’épanche. Il dresse un bilan de l’année de gouvernance de ses autorités sans risques de représailles sur la place de l’Abissa. Une telle critique, exécutée dans la décence, s’oriente dans l’optique d’une gouvernance convenable, c’est-à-dire dans le sens de la vérité, de l’équité et de la justice, socles d’une vie sociale stable, harmonieuse et pacifiée. C’est à travers ce « dialogue franc », institué par l’Abissa que la perspective d’une vie communautaire paisible et cohésive se construit durablement.
- DES INTERDITS ET UNE CÉRÉMONIE DE PURIFICATION QUI RENFORCENT LA QUIÉTUDE ET A LA COHÉSION SOCIALE
L’Abissa, au-delà des apparences, reste une tradition sacrée pour le peuple Nzima qui la célèbre. Cette sacralité provient d’un ensemble d’interdits observables pendant la période de l’Abissa. Par exemple, quand intervient la période de célébration de l’Abissa, « Tout s’arrête » en pays Nzima parce que ni danse, ni musique ne sont autorisées en dehors de celle de l’Abissa. De même sont proscrites les cérémonies religieuses des prêtresses traditionnelles (kominlin) et les funérailles car l’Abissa s’inscrit dans une dynamique de célébration de la joie, de la vie et de l’éloignement des pleurs et des malheurs. Ces quelques exemples, non exhaustifs, qui fondent la sacralité de l’Abissa permettent à cette institution de la tradition orale Nzima d’imposer le calme, la sérénité et la paix au sein du peuple. L’absence totale de bruits instaure un climat de paix et de quiétude qui est indispensable à la concorde, à l’entente, donc à l’harmonie et à la cohésion sociale. À ces interdits prédisposant à la paix, s’ajoute un ensemble de rituels dont le plus représentatif est celui de la cérémonie de purification qui renforcent les idéaux de paix et de cohésion sociale. Un regard sur la posture des membres de la communauté lors de la cérémonie de purification confirme ce fait. En effet, les membres devant recevoir cette purification sont assis à même le sol, proches les uns des autres. Une telle posture traduit l’humilité indispensable à toute élévation. Mieux, elle témoigne, d’une part de la rupture des barrières sociales, donc de l’égalité véritable entre tous les membres de la communauté et, d’autre part de l’intérêt commun qui les unit et leur impose l’entente.
- DE LA RUPTURE DES BARRIÈRES SOCIALES ET DE LA PARADE COMMUNE DANS L’ABISSA AU SERVICE DE LA MATÉRIALISATION DE LA PAIX ET DE LA COHÉSION SOCIALE
Le peuple Nzima, dans toute sa diversité, se retrouve autour d’un intérêt commun : la célébration de l’Abissa. Tous les Nzima y participent.
D’un côté, cette institution de la tradition orale nzima n’est pas un rituel réservé exclusivement à des classes sociales, à des catégories d’âge ou de sexe. Il n’existe aucune démarcation entre vieux et jeunes, femmes et hommes, intellectuels, alphabètes et analphabètes, etc. s’il est admis que cette population peut se retrouver autour de l’intérêt de la célébration de l’Abissa, c’est que les frontières sociales deviennent poreuses au point que les hommes et les femmes, les gouvernants et les gouvernés se retrouvent sur la place consacrée pour communier. La synergie des différentes couches sociales exprime, par-dessus tout, la recherche d’une harmonie et d’une homogénéité matérialisées par la complicité de tous les acteurs, c’est-à-dire par les membres de la communauté. Désormais guidée vers le même objectif, cette communauté prend conscience de l’unicité du temps, de l’espace et de toute autre circonstance qui régit l’univers dans lequel elle vit.
Les circonstances révèlent qu’en réalité, par le truchement de l’Abissa, le monde traditionnel Nzima est un TOUT, une UNICITE dans la mesure où l’Abissa auquel tous les Nzima participent avec la même ferveur, la même frénésie, le même dynamisme et la même euphorie, est l’affaire de tous. La participation concomitante de tous à cette célébration fait que l’Abissa fonde en théorie le nécessaire rapprochement entre les fils et les filles du peuple Nzima. Les frontières de catégorisation ayant disparu, l’Abissa offre l’opportunité aux diverses couches sociales de se frotter les unes aux autres, de se parler honnêtement, franchement et librement pour faciliter la paix et la cohésion sociale.
Au-delà-même des couches sociales, il s’agit pour tout le peuple Nzima, dans un élan de communion, de convertir les tendances contraires en une énergie commune dans l’optique de renforcer l’édifice social. L’Abissa est, en un mot, un moment de rassemblement, pour les Nzima, un moment qui les confronte aux réalités de la vie quotidienne et qui les unit dans une veine identique, un même élan de solidarité et de convivialité. À l’issue de la célébration de l’Abissa, les Nzima savent qu’ils luttent, en fait, pour les mêmes causes, qu’ils forgent le même idéal de société et qu’ils construisent, en définitive, une institution traditionnelle forte qui est le centre de convergence de toutes les préoccupations, et qui redistribue à chaque membre de la communauté, le nécessaire vital pour sa santé physique, sa santé spirituelle et son équilibre biologique, selon les principes de solidarité et d’assistance mutuelle qui édifient la vie. Manifestement, la rupture des barrières sociales est porteuse de l’osmose du peuple afin que celui-ci recherche l’équilibre dans la société.
D’un autre côté, au cours de la phase des manifestations publiques ou Gouazo, des parades sont effectuées par les composantes de la société nzima. Ces parades ne sont pas des actions individuelles. Bien au contraire, elles s’effectuent dans un esprit d’équipe, de groupes constitués pour attester de la nécessité d’une vie cohésive et pacifiée. Ainsi des matriclans exécutent –ils ensemble leurs parades dans l’Abissa afin d’indiquer leur interdépendance cruciale à l’équilibre et à l’harmonie sociétale. D’ailleurs, la parade matinale des personnes dont les géniteurs sont issus d’un même matriclan renforce cette dynamique. Il se dégage une symbiose par groupe ou par matriclans qui, à l’échelle des sept matriclans que compte le peuple Nzima, aboutit à l’entente dans l’ensemble de tout le peuple comme le suppose la théorie du système des cercles concentriques.
Au total, tout dans l’Abissa concourt à faire d’elle une alternative crédible aux problèmes de cohésion sociale et de paix dans nos sociétés contemporaines. Aussi importe-t-il d’accorder une attention particulière aux valeurs véhiculées par cette institution de la tradition orale Nzima pour une société moderne plus stable et plus harmonieuse.
NDAMOULE BINLIN, Président de la commission Tradition, Maître chansonnier dans l’Abissa
EKRA GNANKON CHRISTIOPHE-RICHARD, Vice-président de la commission Tradition, Enseignant-Chercheur à l’Université Félix HOUPHOUET BOIGNY d’Abidjan